Entretien avec S. Garbarg





Sarah Garbarg, Building, 2005, bois, vis, peinture, dimensions variables


Leila Simon : Pourrais-tu me parler de Building (première et deuxième version) ?

Sarah Garbarg : Cette pièce est un peu particulière puisqu’elle a existé en deux version, ou plutôt dans deux formes distinctes qui sont finalement assez différentes l’une de l’autre. Je dis « a existé » puisque actuellement seule la deuxième version existe, l’autre ayant été détruite.

La première version est une série de maquettes de bâtiments, de différentes couleurs qui sont empilées les unes sur les autres.

C’est une maquette plutôt que véritablement une pièce. Elle m’a servie à déterminer un certain nombre de questions que j’ai ensuite approfondi dans la deuxième version telle que le dessin, l’utilisation de la couleur, la déconstruction, la relation à l’architecture, à l’archétype.

Cette première version est ce que l’on peut appeler une expérimentation. C’est une pièce que j’ai construite assez intuitivement, directement avec les mains sans passer par une intellectualisation ou conceptualisation. Je ne veux pas dire ici qu’une pièce construite expérimentalement est forcément une maquette. Projection, Castle in the air, Sans titre (maison plate à deux issues) sont aussi des pièces construites expérimentalement et que je considère comme abouties.

J’ai énormément manipulé et observé cette première version, cette maquette. Elle n’a jamais eut de forme fixe. Je pouvais utiliser deux, trois éléments ou une vingtaine, me concentrer sur la couleur, la ligne, la déconstruction. C’est une pièce qui, en quelque sorte, m’a servie d’outil.

La deuxième version est une pièce qui a été beaucoup plus réfléchie, et déterminée, intégralement avant la construction. Ce n’est pas la forme finale, ou installée, qui la détermine mais son propre système de construction. Building est constitué de deux séries de tasseaux réalisés dans des bois différents et dont les dimensions reprennent les normes de construction d’un bâtiment vide. Ces tasseaux sont fixés ensuite les uns aux autres par un système de boulon comme dans un jeu de construction. Il n’y a pas une manière d’organiser ces tasseaux ensemble et en ce sens building n’a pas la même forme d’un montage à un autre.

Dans la première version, la couleur était un recouvrement alors qu’ici elle vient du matériau lui-même. La référence à l’architecture était assez directe est simple, alors que, dans la deuxième, elle apparaît dans le système de mesure, les tasseaux, et donc dans l‘échelle de la pièce qui vient se confronter à l’échelle de son environnement.


Sarah Garbarg, +fine+haute+basse+large, 2006, aluminium poli miroir, 95,5x80x49,5cm


L. S. : Comment es-tu arrivé à réaliser +fine+haute+basse+large

S. G. : Dans cette pièce, on retrouve une référence à l'architecture, mais c'est un travail différent de Building qui est une pièce très proche du dessin. Ce qui m'intéressait dans ce travail c'était le rapport que pouvait entretenir la sculpture en tant que contenant et non pas en tant que forme. J’ai choisi de réaliser cette pièce dans une plaque d’aluminium la plus fine possible pour que la frontière entre l’intérieur et l’extérieur soit la plus infime possible. Le polissage du matériau me permet d’utiliser un jeu de miroir, qui à la fois démultiplie l’espace intérieur, et fait réfléchir l’espace environnant sur les parois extérieures. Un jeu de miroir qui joue donc sur deux rendus différents et presque contradictoires.

Cette situation : architecture- boîte - sculpture m'interpelle beaucoup. Elle apparaît pour la première fois dans +fine+haute+basse+large. Je l’ai reprise ensuite d’une manière différente dans Sans titre (maison plate à deux issues).

L. S. : Tu as évoqué le choix d'utiliser des normes architecturales pour réaliser la 2ème version de Building, pourrais-tu m'expliquer ce choix, quel parcours t'y a conduit ?


S. G. : La longueur des tasseaux va de 16 cm à 3 m. 16 cm correspond à la hauteur d'un pas d'escalier et 3 m est souvent la hauteur maximale sous-plafond dans nos intérieurs. Je me suis arrêtée sur un certain nombre de normes préétablies pour la construction d’un bâtiment, telles que l’on peut les trouver dans le « Neufret » par exemple. Et je parle ici seulement d’un bâtiment vide et non du mobilier. Il existe en effet quinze hauteurs ou largeurs différentes de porte par exemple selon l’utilisation des bâtiments et mon but n’était pas de les recenser toutes mais de choisir les plus communes. Même si ce système a beaucoup évolué, on retrouve un système de mesure commun à chaque bâtiment (pas d’escalier, largeur/hauteur de porte, de fenêtre, de couloir, hauteur sous plafond, sous fenêtre).

Ce système de mesure m’a permis d’emblée d’obtenir l’échelle finale de ma pièce et de créer une forte tension entre celle-ci et son environnement. La relation à l’espace dans lequel building se trouve se fait par cette relation de mesures et d’échelle. Les normes qui construisent building se retrouvent dans le bâtiment où elle est présentée

J’ai beaucoup pensé à Mel Bochner pour réaliser cette pièce.

L. S. : As-tu choisi de construire Building à partir d'un plan, d'un schéma que tu t-étais donné ou est-ce qu'à chaque reconstruction il prendra une forme différente ?

S. G. : Non, en effet Building (2ème version) prend des formes différentes à chaque fois qu'il est remonté.

L. S. : Avec cette pièce nous pouvons parler de jeu de construction, or nous retrouvons cette idée avec Castle in the air où pour la première fois les mots apparaissent dans ton travail.
Pouvons-nous voir un lien entre ces deux pièces, un jeu de construction ?

S. G. : Oui, en effet on retrouve l’idée du jeu et de la construction dans les deux pièces.

Le jeu induit une notion de recommencement, il est fait pour être refait, rejoué. Et c’est une idée que je défends dans la sculpture. L’idée de présenter un objet qui serait là uniquement pour lui-même ne m’intéresse pas.

Tout jeu a également ses propres règles, que je compare volontiers à l’établissement d’un système au sein d’une pièce. Mais un jeu est aussi un monde en soi, une façon de le représenter, de le rejouer, de se l’approprier.

La construction parce que c’est ce que je fais : je construis des objets, des pièces…des choses concrètes et matérielles. Et ce qui m’intéresse c’est cet état de construction, en construction. Ça rejoint la première idée du jeu : le recommencement. Dans building, en plus d’utiliser un système de fixation assez souple, le jeu de couleur vient perturber l’installation et en dessine une nouvelle. Dans castle les mots taillés dans des blocs, ne sont pas fixés les uns aux autres. L’empilement est donc très précaire. La vidéo, située en contre point, où l’on me voit actionner, jouer, avec ces blocs, ou briques, de mots, le montre. J’empile les mots jusqu’à ce qu’ils s’effondrent et je recommence. Se faisant, un texte se construit.

L. S. : Oui, construire, déconstruire, reconstruire, comme pour un jeu de légo ou de pièces qu'on empile les uns aux autres.

S. G. : La situation construction-déconstruction- reconstruction fait partie de ma propre réflexion ainsi que de mon parti pris concernant la sculpture, à ma propre définition de la sculpture. Je parle aussi de "dé-finir". Il est important que les pièces que je construis puissent ne pas être stables, pérennes, figées, qu'elles puissent se déconstruire, qu'il y ait une certaine fragilité... qu’elles induisent d’elle-même une possibilité de reconstruction, une ouverture.

Cette idée de construction n’apparaît pas seulement dans mon travail dans la référence au jeu de construction. Mais elle est peut-être la plus simple, la plus immédiate, la plus directe parce que matérielle.

D’une façon générale, mes pièces luttent avec la situation dans laquelle elles se trouvent. Je parlais de contenant pour +fine+haut+basse+large. Mais aussi de situations dans lesquelles mes pièces peuvent tendre à un certain effacement, à une disparition, ou à une certaine transparence au lieu.

L‘utilisation des mots participe aussi à une déconstruction, à une dé-finition. Je pense que chacun d’entre nous a un rapport, une distance différente au contact d’une image, d’un objet matériel ou d’un mot. On ne reçoit pas chacune de ces trois choses de la même manière, on ne met pas forcément la même distance non plus. Quand un objet se révèle être un mot, je pense que quelque chose se passe au niveau de cette distance. Peut-être que d’une certaine manière on peut dire que ça dématérialise l’objet. C’est assez complexe…


Sarah Garbarg, Briller-Absence, 2006, plexiglass miroir, 116 x 21 x 0,3 cm


L. S. : Qu'est-ce qui t'a amenée à utiliser les mots ?

S. G. : j’ai toujours eu un rapport très fort à l’écrit, à l’écriture et souvent ce sont mes lectures qui ont inspiré ou tout du moins influencé mes pièces. J’écris aussi et ce faisant, je suis toujours particulièrement attentive aux mots que je choisis. En essayant de voir où l'on peut être amené avec un minimum de mots, quel sens, quelle direction est ouverte, proposé. Le dictionnaire a toujours été mon premier outil même avant d’introduire des mots dans ma sculpture.

J’ai commencé à utiliser des mots au moment où je me suis posé la question de la représentation. Du choix de la figuration et, ou, de l’abstraction, et de la signification de ces choix aujourd’hui et pour moi. Les mots sont devenus une façon de résoudre et en même temps d'échapper à cette problématique. De choisir de poser la question autrement. Souvent j'écris des choses à la limite du visible qui flirtent donc beaucoup avec l'abstraction. Là où je suis la plus figurative c'est dans les pièces qui abordent l'architecture. Le fait d'être entre les deux me permet d'avoir une position que j'apprécie. Je désirais offrir une approche moins abstraite, plus réelle. Les mots me permettent aussi d'aller autre part. Ils jouent avec l’objet-sculpture, avec ce que l'on peut projeter dessus, ils vacillent. Une certaine ambiguïté en ressort et c'est ça qui me plaît.

D’ailleurs je viens de dire « j’écris des choses » alors que j’aurais du dire « je réalise des mots » mais c’est un sens qui est difficile à accepter. Si je dis, « je réalise des mots à la limite du visible » ça ne fait presque plus sens. Pourtant c’est ce que je fais : je réalise, je fais, je matérialise, je construis...


Sarah Garbarg, After the quake (blocks piled up along the streets like words fallen in disuse, 2006 (production Expodium), carton et scotch, dimensions variables.


L. S. : Comment as-tu choisis ces mots, ces citations (« Briller par son absence », « After the
quake »... ?

S. G. :. J’utilise des expressions, ou idiomes ( « Briller par son absence »); des citations (: « After the quake » ou « À reprendre depuis le début »); des mots que je vais isoler, (tel que « Entrer » et « relier-remplir »). À chaque fois, ces mots vont m'interpeller et feront sens quant à ma pratique et parce que je vais, à un moment donné, choisir de leur donner telle ou telle forme, telle ou telle matérialité. Par exemple, avec Briller-Absence nous sommes dans la problématique de l'être-là de l'objet et de la personne qui regarde, de leur implication, de leur justification. « À reprendre depuis le début » est une phrase qui m’a beaucoup accompagnée. Elle « clôture » le livre de Guy Debord ‘In girum’1et introduit l’idée d’un travail en boucle, de recommencement. En même temps, je mêle cette phrase à une barrière qui est l’objet-obstacle par excellence. « After the quake » est peut-être différent. J'ai enlevé les adjectifs de la phrase de Murakami2. J’ai élagué tout ce qui pouvait exprimer une qualité pour que la phrase puisse avoir la signification la plus large. « Des blocs empilés le long des rues comme des mots tombés en désuétude ». Outre la poésie de la phrase, la référence aux « blocs » m'a fait fortement penser à Deleuze et dès lors a induit plusieurs niveaux de lecture.

Je mélangeais les mots à l’intérieur de la phrase, un peu à la façon du maître de philosophie dans le bourgeois gentilhomme, et finalement peu m'importait leur emplacement, cette phrase voulait toujours dire quelque chose et bien évidemment le sens évoluait différemment. C'était à la fois un paysage concret mais aussi mental.

En ce qui concerne les mots isolés, ce sont pour l’instant des verbes et ils décrivent donc des actions. «Entrer » est une sculpture posée au sol, presque à ras du sol, que l'on peut écraser facilement, qui est donc fragile.

L. S. : Lors de l'exposition « Build'in » en 2007, à Nantes, tu as présenté des cartons dans lesquels tu avais dessiné des architectures (Sans titre (maison plate à deux issues)). Pourquoi as-tu choisis de travailler avec des cartons ?

S.G. : Ce sont des cartons de déménagement, des boîtes qui servent à un moment donné pour un transport. Il y a l'idée d'économie de moyen qui s'en dégageait. Mais surtout le côté temporaire, en état de transition ; une précarité plus temporelle que matérielle….et bien sûr la boîte, le contenant.

L. S. : Le carton offre l'idée de contenant et en même temps tu as dessiné une architecture, donc un contenant, à l'intérieur de cette « boîte ». L'idée des poupées russes s'est présentée à moi, on ouvre un contenant pour en trouver un autre et ainsi de suite. Nous avons l'impression que l'architecture représentée dans ce carton est plus fragile que ce carton qui la contient, la protège. Nous appréhendons différemment le carton et le dessin, nous tournons autour pour avoir divers points de vue... Quelle était l'idée maîtresse de ce travail ?

S.G. : L’idée de départ, avant toute tentative de réalisation, était bien sûr ce rapport architecture-boite-sculpture mais aussi utiliser le dessin pour « fermer » la boîte. La boîte en carton est présentée ouverte, posée au sol. Le dessin, la représentation de l’architecture, quant il est vu du bon point de vue (celui qui permet la reconstitution de l’image), vient « fermer » cette boîte, ou du moins en donne l’impression. Le dessin ferme la forme ou la remplit. La pièce vacille entre une forme ouverte, un vide, et une forme fermée, un plein, selon les points de vue.

Le fait de représenter une architecture et de la dessiner au lieu de la former provoque des contradictions, des tensions entre dessin et sculpture, fragilité et solidité, et un rapport d’échelle « retournée ». Pour reprendre ton idée, des poupées russes dont on ne connaîtrait ou ne reconnaîtrait pas l’ordre d’emboîtement.

L.S. : Tu nous as parlé de ton goût de flirter avec l'abstraction, peux-tu expliquer pourquoi ce choix lorsque tu travailles avec le langage ?

S. G. : Je fais avant tout de la sculpture et ce qui m'intéresse c'est l'objet. Cette présence matérielle qu'on peut avoir devant les yeux, qui occupe un bout de notre espace, qui cohabite avec nous. Si le mot est immédiatement reconnaissable ça ne m'intéresse pas, car il n'y a plus de place pour l'objet. Cependant je reprends toujours le mot ou la phrase énoncée dans le titre. Je souhaite quand même qu’il y ait une possibilité de le ou la lire, que ces mots puissent faire sens.

Le titre, en se référant à la pièce, n'est pas juste une annonce. Le travail sur le titre m'intéresse, il vient joindre les deux bouts et forme la boucle. Ça me permet de souligner ce mouvement de rapport à l’objet, à l’œuvre entre visible et lisible. C’est-à-dire cet espace fluctuant qui existe à travers la perception et la distance que l’on peut avoir ou mettre entre une présence matérielle : un objet, et un apport conceptuel, signifiant : un mot. C’est important pour moi que cet espace qui existe entre un regardeur et un objet regardé puisse varier, qu’il ne soit pas fixe, peut-être pour qu’on ne puisse pas le contrôler et permettre ainsi à l’œuvre d’œuvrer.

1* Guy Debord « In girum imus nocte et consumimur igni » . Gallimard 1999 (1ère édition en 1990)

2* Haruki Murakami « after the quake » (titre français = « après le tremblement de terre ».Publié en 2002 chez 10/18.Traduit du Japonais par Corine Atlan. Titre japonais : 神の子供たちはみな踊る (Kami no kodomo-tachi wa mina odoru) Le titre original signifie: Tous les enfants de Dieu savent danser, titre de la troisième nouvelle du recueil qui en compte six). Je ne me souviens plus du titre de la nouvelle dont est extraite la phrase.