Entretien avec B. Derel










Peinture-objet (frigo), 2005, 90x60x70cm, frigidaire, bois peinture acrylique.


Leila Simon : Quelle est l'origine de tes « Peintures-Objets » ?

Bertrand Derel : L'origine de mes « Peintures-Objets » est assez simple. Quand j'ai commencé à l'école des Beaux-arts, je travaillais essentiellement la peinture ; c’était une peinture abstraite faite de dégoulinures, de bavures. Cette fascination pour l’informe s’est petit à petit désagrégée du fait que cette pratique était centrée sur une esthétique et non sur un réel questionnement. L’épuisement de cette peinture dû sans doute à l’aisance du geste qui la produisait a finit par tourner en rond pour ne plus rien produire d’intéressant. Alors très vite il m’a fallu faire une refonte dans ma pratique et ses bases pour en extraire un véritable questionnement. Ainsi et progressivement, certains éléments de ma peinture ont commencé à prendre plus d'importance. La relation entre la peinture et ce qu’elle représente en tant qu'objet commençait à naître dans mon esprit ; ce qui me plaisait dans la peinture, ce n'était pas tellement ce que je peignais mais la notion de peinture comme objet et la relation qui s’opère entre l’idée de représentation qu’elle peut véhiculer et la perception des éléments qui la constituent (c'est-à-dire comment le châssis, les liants, les pigments, la toile peuvent être synonyme ou l’écho d’une pensée alors que l’utilisation de l’abstraction amène plusieurs niveaux de lectures et de sensibilités.)

À partir de là, j'ai divisé mon travail en deux voies. J'ai commencé d’un côté à traiter la peinture, avec l'envie de représenter mon appréhension de ce qui m’environne et non pas de le figurer, et donc aussi de montrer à quel point la peinture était conditionnée par toutes les choses qui entourent celui qui l’a fait. Ainsi cette peinture devenait pour moi une sorte de miroir du réel ou convergeait non pas les formes, les couleurs etc. mais les tensions, les énergies mises en jeu entre les objets qui m’entouraient et moi. Il me fallait arriver à quelque chose qui fait que cette sensation et cette idée d’objet soit prises à bras le corps dans l’espace mental de la peinture. C'est ainsi que cette série sur les Peintures-Objets est arrivée. J'ai voulu mettre en évidence les relations qui existent entre la peinture, l'objet et celui qui est au milieu ; la représentation mentale et physique qu'on pouvait se faire de l'objet devenait plus complexe et réflexif. L’œuvre devenait l’objet et l’objet, l’œuvre.

Pour cela, il me fallait des objets sans valeur esthétique réelle mais plutôt des objets empreints d’une valeur utilitaire. J'ai donc choisi des objets quasi-nécessaires dans le fonctionnement normal d’un foyer occidental moyen tels qu'un frigo, un radiateur etc.

À partir de là, j'ai commencé à créer des blocs qui étaient censés êtres des châssis au départ et qui reprenaient exactement les mêmes dimensions que l'objet considéré. Le bloc et l'objet étaient confrontés en étant l'un en face de l'autre pour mettre en exergue que le châssis devait être l'objet et vice-versa. Ainsi, une sorte de jeu se créer entre les deux qui devait manifester le côté objectal de la peinture.

Pourtant et d'un autre côté, mon travail aboutissait à un résultat complètement opposé plat et évidé avec les murales


L.S. :Est-ce qu'à l'intar, de Duchamp, tes « Peintures-Objets » sont une contestation de la
peinture?

B. D. : Il ne me semble pas que ce soit franchement une contestation, car finalement c'était pour en revenir à la peinture à proprement parlé. J'avais une peinture qui me dépassait et à ce moment-là les seules choses que j'arrivaient à maîtriser c'était la construction du châssis, des entretoises, etc. J'avais l'impression de n'avoir aucune maîtrise sur la peinture que je déposais sur la toile. Ce qui fait qu'à un moment donné j'ai voulu me réapproprier la peinture en passant par l'objet. Pour moi, ce travail est devenu une sorte de trompe-l'oeil mental, entre la peinture d'un côté, l'objet de l'autre. Au départ, je souhaitais vraiment réaliser un travail pictural, de l'ordre de l'image, mais cette peinture et cet objet se sont unis en un ensemble, qui devenait sculptural alors que je n'avais pas du tout cette idée en tête. Puis, ces « Peintures-Objets », qui au départ étaient posées au sol, ont été remises progressivement au mur. En les accrochant au mur, j'ai l'impression de m'approprier plus

l'objet en tant que tel dans le domaine de la peinture. Finalement cette verticalité était une réponse assez simple. L'objet + le bloc se marient mieux dans cette situation bien que pour moi le domaine de la peinture ne se circonscrit pas seulement au mur.


L.S. : Justement tu parles de peinture, alors qu'au sens traditionnel du terme, elle est absente de cette série « Peinture-Objet » ?

B. D. : Comme je l'évoquais tout à l'heure, mon travail a dévié de deux manières, au début je

réalisais des peintures sur châssis puis j'en arrive à cette série.

La première, c'est le fait d'avoir mis de côté l'objet-peinture, c'est-à-dire le châssis, la toile pour réaliser les peintures murales, c'étaient des espèces de grandes formes géométriques

complètement planes, déshumanisées, totalement désincarnées. Et à côté de ça, je ne sais pas pourquoi, je désirais créer un travail qui me permettrait de créer quelque chose plus en rapport avec le corps, de prendre dans le réel des choses communes au corps et qui en facilite l’existence, tel qu'un radiateur par exemple et en donner quelque chose de totalement mental , pictural. J'en suis venu à me demander qu'elle était la meilleure manière pour moi de représenter un objet pictural, c'était de le représenter en 3D. Etant donné que je vois plan car je suis borgne c'était la meilleure manière pour moi de me représenter l'objet. Mes objets sont nés à partir de ce moment-là. C'était important pour moi que ce soit des peintures, car ils sont nés sous la dénomination peinture, je les ai pensé en tant que peinture et non en tant que sculpture. Pour moi, ils étaient d'abord picturales, des images. Alors que dire de la peinture au sens traditionnel du terme ? Non je ne fais pas de peinture dans ce sens mais c’est elle qui m’a conduit à avoir ce type de pratique et aussi à m’ouvrir à de nouvelles pratiques auxquelles je ne pensais pas me frotter.









Pergolat, 2007, 300x850 cm, bois, peinture acrylique.


L. S. : Quelle est justement l'origine de tes peintures murales ?

B. D. : J'ai réalisé les murales pour m'extraire complètement, extraire ma main. Au départ, c'était assez formel, assez physique. J'avais besoin de représenter de grands espaces de couleur qui me mettaient mal à l'aise dans l'espace dans lequel je les montrais. C'était assez important pour moi qu'elles soient très grandes et quand même temps, elles génèrent un espace alors que tout est plan. C’était une sorte de pendant à la 3D des peinture-objets ; Une réponse presque binaire au fait que ces objets étaient considérés par beaucoup comme sculpture. Je voulais d’une certaine manière faire de la 3D avec de la 2D.

Je me suis servi pour cela des techniques du bâtiment. J'avais l'impression que mon image plane devait avoir de la profondeur. Et d'ailleurs maintenant les murales sont accompagnées d'un relief qui modifie l’architecture du lieu où elles sont faites pour justement accentuer cette idée que le plan n'est pas forcément plan et que la peinture même « classique » à aussi un corps. Bien qu’elles soient planes frontalement, elles ne le sont pas transversalement ; quand tu les parcours du regard sur leur longueur ce relief met en exergue qu’une peinture se parcourt dans un espace qu’il soit mentale ou non.









Vert-Orange-Fluo, 2004, 400x140 cm, tube fluorescent, bois, peinture acrylique


L. S. : Pourquoi incluais-tu des néons à tes murales ?

B. D. : C'était au tout début, je ne savais pas très bien où me situer, cet ajout est vraiment le pont entre ces deux travaux ( Peintures-Objets et murales). Les murales qui utilisent des néons se trouvent entre ces deux travaux, ça peut être une peinture-objet mais aussi des murales. Il y a l'objet (le néon) et la peinture. Les lampes interviennent aussi pour donner aussi cette notion de trompe-l'oeil dont je parlais précédemment pour les « Peintures-Objets ». Mais je n'étais pas entièrement satisfait du résultat, je voulais créer un pan de lumière, bref les choses n'étaient pas très claires à ce moment-là, ce qui fait que petit à petit les lumières ont disparu et que les objets sont devenus des blocs, des objets au sol et les peintures se sont vidées d'objet, pour être seulement des peintures murales. Il y avait aussi cette idée somme toute triviale que la peinture était faite aussi de lumière. C’était une sorte de manifestation concrète de cette idée préconçue.


L. S. : Dans une murale tu insères un châssis, puis il disparaît dans les suivantes. Est-ce que tu avais du mal à t'en séparer, en avais tu encore besoin ?

B. D. : Oui en effet, c'était au tout début, c'était la 2ème, c'était comme une sorte de piqure de rappel. D’ailleurs encore maintenant cette relation que j’ai avec le chassis est ambivalente ; ma pratique l’a écarté pourtant je continue d’en acheter et les gardes précieusement. Peut être que c’est une sorte de fétichisme…


L. S. : Lorsque tu réalises Pergola en 2007, te sens tu proche du travail de Felice Varini ou de Georges Rousse ?

B. D. : Pas franchement. Leurs travaux cherchent à montrer, à imposer d'une certaine manière un point de vue, l'arythmie peut se créer quand le point de vue n'est pas le bon dans leurs œuvres mais si l’on veut voir leurs pièces dans leurs intégralités, un seul endroit convient. En ce qui me concerne, je préfère croire qu’il n’y a pas de point de vue unique. Appréhender une pièce par la lorgnette d’un point de vue unique est intéressant mais réducteur et je crois que cela peut déboucher sur certaines dérives que je ne pourrai pas assumer.


L. S. : Te qualifierais-tu « d'architecte d'un espace intérieur » lorsque tu réalises Pergola ( Création d'un univers, d'un nouvel espace par la peinture )?

B. D. : Non pas vraiment ce qui m'intéressait c'était de créer une sorte de trouble dans la perception de l'espace, pas forcément de créer un univers. Je voulais me servir de l’architecture présente comme support à ma peinture pour souligner le fait que celle-ci (l’architecture) peut être perçu autrement que comme architecture. Pour moi, la réalité de l’architecture est qu’elle est le support de ce que nous vivons, elle porte nos modes de vie et nous soulage des contraintes extérieures. De fait, elle devient pour moi l’équivalent d’une feuille blanche sur laquelle se dessine de nouveaux espaces. Un dessin peut agrandir le format physique d’une feuille par la manière dont les traits nous projettent dans un ailleurs. Evidemment, il est question dès lors d’univers mais ceux-ci sont créer par celui qui regarde la peinture. Comme je l’ai dit, je ne souhaite pas instituer un point de vue, car je pense que tout est à voir de n'importe quel point de vue et par tous les regards.

Cela me fait penser à une pièce que j'ai faite qui est une sculpture d'angle, deux triangles posés dans un angle, enduits et peints de la même couleur que le mur, c'est donc une pièce qu'on remarque presque pas, sauf si on regarde au niveau du sol. Quelque chose vient donc perturber la lecture de l'espace, elle semble être constitutive de l’architecture pourtant c’est un élément rajouté qui biaise l’architecture et permet une relation nouvelle à celle-ci. De la même manière, les murales avec les fluos ( je pense à « vert-or-fluo » en particulier) décale les limites de l’espace. Le châssis qui est porté dans l'angle à 45°, la lumière éclairant le bord opposé du châssis dessine une ombre sur le mur, ceci offre l'impression que l'endroit où se trouvait l'angle de la pièce n’est plus derrière le châssis mais sur son bord. Il y a quelque chose comme-ça qui trouble la lecture de l'espace, la plupart du temps, mes peintures sont liées à cette idée, générer quelque chose de pas normal, une lecture de l'espace troublée qui bouscule les limite du lieu, décale les angle et pousse les murs...













Portrait X, 2008, 120x50x60cm, bois, enduit.


L. S. : Et en ce qui concerne les portraits...

B. D. : Ma série des portraits est venue quelques temps après les « Peintures-Objets ». En fait mes « Peintures-Objets » m'ont amené à créer des châssis de plus en plus élaborés et ils sont devenus presque malgré moi des sculptures. C'est pour ça que mes « Peintures-Objets » sont revenues au mur et que j'ai un travail de sculpture à côté de ça maintenant. Ce qui est assez rigolo, c'est qu'à ce moment-là j'avais un gros souci avec mes peintures murales qui me posait énormément de problèmes. Mes peintures étaient totalement désincarnées, elles étaient froides, ce que je désirais au départ, mais je ne me retrouvais plus dedans. J'aurais bien pu faire réaliser ces peintures par n'importe qui et cette idée ne me plaisait pas. L'idée de la main, de son geste était absente. Or, l'idée d'incarner une pièce ou plutôt d’y retrouver la trace de la main me stimulait plus.

Je travaillais avec le contre-plaqué pour faire mes « Peintures-Objets » et compulsivement j’ai eu le besoin ou l’envie de presser du contre-plaqué en bloc pour me donner un matériel nouveau. J’espérais par là arriver à quelque chose de neuf d’où pourrait surgir de nouvelles pistes. Petit à petit, je me suis mis à identifier ces blocs comme pour pallier au manque charnel de mes murales sans pour autant en faire quoique ce soit ; la stratification du C.P., le côté vivant du bois, la couleur presque peau de ce bois, tout me ramenais dans ces blocs à des tranches d’epidermes. Par ailleurs cette idée de portrait me tarrodait, traiter le portrait était sans doute pour moi inévitable. J’avais le sentiment qu’il fallait que je transpose ma ligne de travail des peintures-objets à du vivant. Faire en sorte que cette relation que je traitais entre les objets et la peinture puisse être transposable avec les personnes et la peinture. Dès lors, j’ai établit une règle : La planche de C.P. pouvait être quelqu'un, donc elles se devaient d’avoir les mêmes largeur et hauteur. Cette planche-mère était ensuite divisée en rectangle dont les dimensions dépendaient du visage de la personne considérée. Une fois que j'ai obtenue cette série de petits rectangles, je les ai collés et pressés les uns aux autres. J'ai poncé tous les bords et j'ai fait un enduit sur le devant du bloc accroché au mur. Le bloc en question était accroché à hauteur du visage de la personne à laquelle je pensais. Cet enduit, de la même couleur que celle du mur, se fondait dans le mur et réciproquement. La profondeur de cet objet se voyait selon où l'on se plaçait. L'impression qui en ressortait était assez incernable, car les blocs étaient constitués de faces planes mais dont aucunes seraient parallèles. Ce n'étaient pas des pavés droits, ni des cubes... Au départ, je les nommais « Incernables portraits » parce que je voulais indiquer que la frontalité du portrait (matérialisé en surface par l’enduit) laissait supposer aussi par le côté massif du bloc de C.P. toute la complexité qui existe entre l’artiste et son modèle bien que ce questionnement soit sans ringard à l’heure actuelle.


L.S. : D'où ton choix pour un enduit de la même couleur que celle du mur où le portrait sera

accroché.

B. D. : Une personne est imperceptible et perceptible, on en a seulement une idée


L. S. : Comment as tu choisis les volumes, la forme de ces portraits ?

B. D. : De façon totalement subjective, c'est l'idée que je me fais de cette personne. La forme vient progressivement sans être assujetti à un système. Elle se fait empiriquement et est fonction de facteur que je ne contrôle pas forcément ; la manière dont le bloc est pressé, les capacités des outils de coupe et de ponçage mais je m’arrête de le travailler quand il me semble que la forme corrobore à la personne à laquelle je pense.


L. S. : As tu des projets actuellement ?

B. D. : Oui, de réaliser peut-être toute une série de portraits, un portrait de groupe, de ville. Je ne sais pas encore quelle forme ça va prendre, peut-être une espèce de micro-architecture. Je ne sais pas encore trop ce que ça va donner mais surtout je veux faire en sorte que cette règle de base ne soit pas un enfermement.

Il y à aussi les peintures-objets qui évoluent vite en ce moment de par cette nouvelle verticalité mais aussi par le choix des objets qui se clarifie petit à petit. Les murales aussi et de nouvelles séries de sculptures qui découlent des portraits. Enfin tout cela sera visible très bientôt.